Les anglo-saxons appellent cela le « walk of shame », « la
marche de la honte », le trajet qui sépare son
appartement de celui de son partenaire d’une nuit : quelqu’un rentre
chez lui/elle, mal rasé ou sans maquillage, tôt le matin après avoir passé une
partie de la nuit chez un/une partenaire rencontré(e) dans un bar, une soirée…
Bradley Voytek préfère, lui, parler de « ride of glory » (trajet de la
gloire).
Portrait de Bradley Voytek sur son site http://darb.ketyov.com/ |
Le plus troublant, c’est que Bradley Voytek est data
evangelist
(pour faire bref : il promeut l’analyse des données) pour Uber, l’application
qui permet de commander une voiture avec chauffeur. Et que Bradley Voytek se
vante de pouvoir utiliser les données collectées par les ordinateurs de cette
entreprise pour savoir qui a eu une aventure d’un soir… Sur le blog qu’il tient
pour Uber, Bradley Voytek s’est livré à une longue analyse des « rides of glory * » dans six villes américaines, démontrant leur augmentation en fin de semaine
(le samedi matin et le dimanche matin) et, dans l’année, par exemple au moment
du Tax Day (date limite, vers le 15 avril, aux Etats-Unis pour remplir sa
déclaration de revenus ; certains Américains reçoivent alors un remboursement
de la part du Fisc…). En revanche, le nombre de « rides of glory » s’effondre à
l’approche de la Saint Valentin…
Evolution du nombre de « Rides of Glory » au cours d'une année (source : http://blog.uber.com/ridesofglory) |
Dans un message précédent * , Bradley Voytek avait même établi
une corrélation, toujours grâce aux données collectées par Uber, entre le
versement des chèques d’allocation et de la Sécurité sociale (les deuxième,
troisième et quatrième mercredis du mois, aux Etats-Unis) et la fréquentation
des prostituées.
Bien sûr, pour ses calculs, Bradley Voytek n’utilise que
des données anonymisées. Mais avant d’être anonymisées, ces données
correspondent à des cas réels dont elles révèlent toute la vie. Lors des
réunions que les dirigeants d’Uber organisent avant l’ouverture de leur service
dans une nouvelle ville, ces responsables auraient même utilisé un logiciel maison, baptisé « God view » (« Ce que voit Dieu », tout un programme…) pour montrer
à leur assistance qu’ils pouvaient suivre en direct les déplacements de leurs
clients… Ce qui constitue, bien sûr, une violation de la vie privée (sauf dans
de très rare cas où cela serait justifié par des nécessités de service ou de
sécurité).
Utilisation de God View lors du lancement de Uber à Boston (source : http://www.forbes.com/sites/kashmirhill/2014/10/03/god-view-uber-allegedly-stalked-users-for-party-goers-viewing-pleasure/) |
Toutes ces informations sont remontées la surface à la
suite d’une récente polémique opposant une journaliste de San Fransisco et un cadre d’Uber, qui se disait prêt à espionner la vie privée de cette dernière
(dont il ne supporte pas les articles qu'elle consacre à son entreprise).
Au-delà de cette polémique, le plus choquant est, bien sûr, l'extrême indiscrétion des données collectées (par exemple, qui a
fait un « walk of shame » et donc une rencontre d'une nuit, selon Uber) par une simple application sur un smartphone. Un sénateur américain vient d’ailleurs d’écrire aux dirigeants d’Uber pour leur demander des éclaircissements sur l’utilisation des données qu’ils collectent.
Cet exemple constitue une nouvelle illustration du manque total de maturité et d'éthique de certains responsables d'entreprises de la Silicon Valley et des chercheurs qui travaillent sous leur direction, quand il s'agit d'utiliser les données de leurs clients (voir également comment trois chercheurs américains ont joué aux apprentis sorciers en modifiant les informations vues par 689 003 utilisateurs de Facebook).
Afin d'éviter de nouveaux dérapages de ce genre, sans doute encore plus dramatiques, au cours des prochaines années, il est urgent de sensibiliser les nouvelles générations - la génération numérique - au respect des données personnelles.
Si nous n’apprenons pas aujourd’hui à nos enfants à maîtriser leurs données, à faire respecter leur vie privée (ce que je fais à travers mes conférences), demain ce sont les données des autres - qu’ils seront sans doute conduits à manipuler dans le cadre de leur travail - qu’ils ne respecteront pas. Et les outils formidables que constituent les nouvelles technologies pourraient bien donner naissance à une dictature numérique mondiale.
___
Mise à jour du 2 décembre 2014 :
* Uber a supprimé ces publications de son blog, mais elles sont toujours consultables sur http://web.archive.org/ :
http://web.archive.org/web/20140828024924/http://blog.uber.com/ridesofglory
http://web.archive.org/web/20130615191149/http://blog.uber.com/2011/09/13/uberdata-how-prostitution-and-alcohol-make-uber-better/?replytocom=1787
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